Quelques réflexions de Maurras sur la Bastille

Publié le par Lux

   

 

Extrait 1

La légende de la Bastille prise d’assaut par le peuple parisien est abandonnée : l’enseignement officiel nous cède même la légende de la Bastille lieu de torture. On avoue le confortable de la prison, comme la régularité de la capitulation, comme la violation du pacte régulier par une bande d’étrangers et de gens sans aveu indignes du nom de Français. Ce qu’on maintient, c’est la valeur poétique et juridique de la légende.

 

Elle symbolise, dit-on, le succès du droit populaire ; elle figure le trophée du droit individuel enfin victorieux. Pour le monde républicain, le 14 juillet 1789 manifesta, avec une solennelle violence, par l’envahissement et la démolition d’une prison d’Etat, la suprématie décisive de chacun de nous sur l’arbitraire de la communauté, de l’Etat.

 

En acceptant cette interprétation comme un fait, car c’est bien un fait qu’elle existe, c’est bien un fait qu’elle règne en un certain nombre d’esprits, il demeure permis de rechercher ce qu’elle vaut. Or la valeur de ce souvenir révolutionnaire ainsi compris et expliqué peut être discutée de deux points de vue :

-         Qu’y a gagné le citoyen ?

-         Qu’y a gagné l’Etat ? (Le nom de l’Etat est ici pris dans son sens correct et normal de haut fonctionnaire de la société nationale)

 

Il ne faut pas se faire meilleur que l’on n’est. Si l’Etat n’avait rien gagné et si l’Etat avait perdu à l’opération du 14 juillet, je n’hésite pas à vous dire que la première question, la question de l’avantage individuel, perdrait, à mon sens, beaucoup de son intérêt. Non que je sois, comme le voudraient quelques bonnes âmes, un simple jacobin blanc, mais j’ai le grand désir de n’être pas dupe des mots et des apparences. Un gain individuel qui se solde en définitive par une perte de la communauté n’est au fond qu’une perte sèche.

En effet, il suffit de voir.

Si j’ai acquis des libertés, -des forces, -au premier acte de la Révolution française, si la sphère de mon pouvoir personnel s’est élargie et étendue aux dépens du domaine public, si je gagne sans peine tous mes procès contre l’Etat, si je peux beaucoup contre cet Etat impuissant à me risposter, enfin sin exposé à toutes mes atteintes, l’Etat me trouve défendu, protégé et cuirassé contre les siennes par le réseau d’une légalité minutieuse, minutieusement observée, -mais, si, par compensation de tant de progrès personnels et privés, si ma nationalité française, devenue ainsi plus précieuse, en est également devenue plus précaire, -si elle est moins bien maintenue, moins sérieusement établie au-dedans et au dehors, si l’Etat compte moins de citoyens actifs et de défenseurs valides, si l’action extérieure de cet Etat est, de prépondérante, devenue secondaire, si des Etats voisins sont devenus ses tyrans ou ses protecteurs, -en un mot si tout ce que j’ai acquis de confortable individuel a été acheté par un déchet de la sécurité générale, il devient clair que le marché conclu ne vaut rien du tout. Le progrès que je chante est un progrès imaginaire. Les biens que j’ai sont des biens de papier, assimilables à ces créances dont le recouvrement ne dépend pas de vous mais de la complaisance d’un débiteur que rien ne contraint ou qui peut vous contraindre à lui laisser la paix. Ma liberté à l’intérieur ne vaut rien, s’il dépend de Guillaume II, d’Edouard VII ou de Victor Emmanuel III d’en reviser et d’en modifier de fond en comble les statuts ; si les avantages que j’ai gagnés sur l’Etat français ne sont pas garantis par la force de cet Etat contre les forces de tous les autres Etats . Précisément parce que je suis le vainqueur de l‘Etat français, j’ai besoin qu’il dure et subsiste. S’il faiblit, s’il se ruine, c’est moi que j’aurai affaibli et ruiné, et c’est moi que j’aurai asservi en le subjuguant.

Si donc la France diminue, j’ai le devoir de faire un retour sur moi(même et, comparant ma prospérité apparente, mais sans fondement ni défense, à ma ferme situation d’autrefois, je dois constater, -non sans tristesse,- combien j’étais, en réalité, plus puissant quand, sujet de mes rois, je recevais d’eux la garantie souveraine de mon essence, l’indépendance de ma patrie, le libre usage de mon idiome natal, le maintien des coutumes et des traditions nationales. Ces droits fondamentaux pouvaient servir de support et de base aux autres droits que mon énergie ou mon industrie, ma force ou ma ruse personnelles pouvaient y joindre. Ceux-là gardés et fortifiés, la possibilité des autres restait ou réservée ou maintenue.

 

Extrait 2

On a pris la Bastille, la raison d’Etat a été abolie, c’est-à-dire désavouée par ce qui subsiste de l’Etat. De même la prison d’Etat, et tout l’arbitraire d’Etat. Abolition toute théorique, désaveu tout verbal, mais, cependant, en son verbiage, sincère. Certes, je n’oublie pas que, un peu plus de trois ans après la démolition de la Bastille, une raison d’Etat, « la Patrie en danger », était invoquée pour justifier les massacres de septembre. Et la loi des suspects, la loi de sûreté générale, les mesures dites de salut public ont couvert notre France d’échafauds et de tombes, qui ont dressé comme autant d’autels sanglants, fumants à la superstition de la raison d’Etat. Mais ce ne sont là que des faits. Il faut les comprendre et les interpréter si nous voulons saisir l’histoire des idées, des institutions et des lois. Au fond de l’idée révolutionnaire de salut public, dans l’intention secrète des juristes de la Commune de Paris et de la Convention nationale, il n’est pas difficile de découvrir ce sentiment que les mesures d’exception et de rigueur ainsi déterminées par les circonstances elles-mêmes rigoureuses et exceptionnelles sont des choses éminemment transitoires. Et cela leur fait honte, ils en éprouvent une philosophique pudeur, tant leur système en est choqué, presque du repentir, une manière de remords étrange, dont leurs discours et même aussi leurs actes tendent à rejeter la faute sur les événements du dedans et du dehors, événements qu’ils jugent insolites, inouïs, invraisemblables et prodigieux, et qui leur semblent déborder leur fonction de chefs d’Etat, loin d’y correspondre ! Tous se promettent non de suspendre, mais bien d’abolir à tout jamais ce régime de dictature, dès qu’ils le pourront. Ils rêvent droit commun, légalité pure, justice. Le règne idyllique de la loi n’est jamais qu’ajourné pour eux.

 

Extrait 3

Avec sa Bastille destinée aux mauvais sujets qui menaçaient la sécurité de l’Etat mais avec les libertés étendues, presque licencieuses, souvent même gaîment et loyalement anarchiques laissées non seulement aux sujets du roi, mais aux compagnies, corps et communautés, qu’ils avaient fantaisie et vouloir de former, l’Ancien Régime autoritaire et fédératif, monarchique en sa tête, républicain dans ses éléments, a réalisé le plus beau, le plus souple modèle d’organisation politique : libertés au-dedans et en bas, autorité et force en haut et au dehors.

Mais, avec sa tête anarchique et discontinue où l’étranger (…) parvient seul à régner un peu durablement, avec ses pauvres membres tout perclus de gendarmerie, de bureaucratie, de machinerie policière plus ou moins légalisée et juridicisée, dans lesquels la révolte seule est en état de faire courir un peu de sang vif et de coordonner quelques mouvements d’ailleurs vite réfrénés et brisés par l’effroyable multiplication des Bastilles modernes occultes, où l’activité de chacun se trouve emprisonnée, le régime moderne accomplit u type absurde d’inutile asservissement :abjecte sujétion à un maître impuissant ! Le citoyen abruti par l’obéissance, l’Etat énervé et épuisé de domination ! L’un oppressif, l’autre opprimé et tous les deux pour rien, pour moins que rien, puisqu’il ne s’agit que de s’écraser l’un et l’autre : le citoyen français par l’Etat français, l’Etat français par l’effort des autres Etats.

Quelques-uns d’entre nous se proposent de ne laisser écraser ni eux ni la France.

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