CHAPITRE IX - GENESE ET FORMATION D'UNE IDOLE

Publié le par Lux

 

 

BONAPARTE est le fils de la Révolution, et l'idolâtrie qui s'attacha à sa personne prit la suite de celle qui s'attacha à la Révolution. Pour lui, comme pour elle, les historiens et apologistes n'ont pas voulu voir la vérité à la simple lumière du bon sens. Il disait d'eux, car le jugement de la postérité le préoccupait : «Quand ils voudront être beaux, ils me loueront. » Je me résoudrai donc à n'être pas beau, car dans les pages qui vont suivre je ne compte pas le louer.

 

 

Les circonstances de la vie m'ont fait passer ma jeunesse au milieu des admirateurs de ce monstre (au sens latin du mot), doué d'une ambition sans limites et pour le jeu duquel les humains n'étaient que des pions rangés en bataille. Frédéric Masson, d'abord, qui ne l'appelait que « Sa Majesté l'Empereur et Roi », et qui vivait, dans sa maison de la rue de la Baume, au milieu de ses représentations par la peinture, la statuaire, l'imagerie et des estampes et souvenirs, ainsi que par les portraits de Joséphine, de Marie Louise et des maîtresses. Excellent homme, érudit, laborieux, sarcastique, académique, ronchonneux comme un de la vieille garde et quinteux, Masson a écrit sur Napoléon et ses femmes, sur Sainte Hélène et le reste des ouvrages curieux, pleins de détails pittoresques, mais qui sont ceux d'un dévot devant son fétiche. Or, Joséphine n'existe que comme preuve du manque d'observation de Bonaparte quand le désir le tenait pour de bon. Qu'il eût plaisir à coucher avec elle, à jouir du brillant de sa peau, tant usée et frottée à d'autres, de sa sentimentalité vulgaire, de ses caresses langoureuses et de ses regards chargés du ciel des îles, cela n'a rien de surprenant, mais prouve un fond de grossièreté naturelle, mêlé du collégien et du corps de garde, qui lui servait de code de l'amour. C'était un mufle et, en toutes occasions, il se montra tel, notamment quand il exigea de Marie Walewska qu'à la persuasion des notables polonais elle se donnât à lui rapido presto, sans qu'elle en eût la moindre envie. Notamment encore quand, venant à la rencontre de sa ravissante et fraîche fiancée Marie Louise, il la prit comme  une bonne d'auberge et s'en vanta. Il se trouvait manifestement parfait en tout et était assez fier de son physique, d'ailleurs curieux et à part (sa sur Pauline, immortalisée par le ciseau de Canova, était une véritable merveille, et dont toute imagination de jeune homme a rêvé.). Il se lavait, se baignait et se frottait à l'eau de Cologne. Son vêtement, redingote grise, petit chapeau, pantalon de casimir blanc, qui le distinguait des chamarrures, était une trouvaille et qui a popularisé sa silhouette.

 

 

Après Masson, Albert Vandal, long et mince comme une épingle à chapeau, clignotait d'extase pour Bonaparte. Il s'était spécialisé dans le coup d'État de brumaire, ayant accumulé, sur cette journée célèbre, tous les renseignements possibles ainsi que sur le rôle de Lucien. Ses ouvrages écrits dans la langue terne, correcte, fluente, qui est d'usage sous la coupole, obtenaient l'adhésion des salons encore parfumés de napoléonisme et ornés de dessins de Raffet et de figures du grand homme au pont d'Arcole, à la Malmaison, en Égypte ou ailleurs, partout où il avait porté, avec nos armes, sa dévorante activité. Henry Houssaye enfin, avec sa grande barbe, qu'il caressait en célébrant son cher « tondu » et le désastre de Waterloo, qu'il avait raconté avec emphase et comme s'il se fût agi d'une victoire. Hougoumont, la Haie sainte, l'aigle navet géant de Jérôme, tout cela, dans la tête faible du fils d'Arsène aux redoutes, se mêlait aux vapeurs du champagne... «Vous l'avez connu, grand père, vous l'avez connu? » Enfin, il y avait le bon Coppée : « Oui, certainement, le grand Empereur... » et le cher auteur de Severo Torelli levait les bras au ciel, extasié, et ses yeux s'humectaient.

 

 

Alphonse Daudet, lui aussi, s'intéressait violemment à Napoléon, surtout depuis l'apparition des Mémoires de Marbot, lisait et me faisait lire ce qui se publiait d'à peu près nouveau sur son compte, mais usait, sans le dénigrer, de plus de discernement. Entre les divers aspects de Bonaparte, deux surtout le frappaient : Napoléon homme du Midi, et Napoléon homme de lettres. Il insistait plus sur le second caractère que sur le premier et, à mon avis, avec raison. Le don du récit et celui de l'allocution emphatique sont très remarquables chez Bonaparte. Emphatique, mais concentrée. Dans ses lettres passionnées à Joséphine, comme dans ses proclamations, comme dans ses épîtres comminatoires à Fouché et à ses préfets, comme dans ses adieux de Fontainebleau, comme dans certaines pages du Mémorial, il y a ici un élan et un don de clarté, là une irritation impérative, partout une vivacité et une brièveté qui n'appartiennent qu'à lui. Imperatoria brevitas, disait Coppée. Déjà sous le Consulat, avec plus d'accentuation sous l'Empire, il donnait l'impression d'un maître de sa parole, de sa plume et de sa décision. Mais quant à la décision, elle parait avoir été chez lui dans le même rapport que l'inspiration pulmonaire à l'expiration, et il a hésité ses maladresses, ses cruautés et ses folies en raison même de la vigueur avec laquelle il se les représentait.

 

 

De nombreuses lettres sont sur le type de celle ci à Joséphine[1], lettre publiée par Stendhal (Promenades dans Rome).

 

 

A JOSÉPHINE

 

 

Port Maurice, 14 germinal an IV

(3 avril 1796).

 

J'ai reçu toutes tes lettres, mais aucune n'a tait sur moi l'impression de ta dernière. Y penses tu, mon adorable amie, de m'écrire en ces termes ? Crois tu donc que ma position n'est pas déjà assez cruelle, sans encore accroître mes regrets et bouleverser mon âme ? Quel style! Quels sentiments que ceux que tu peins ! Ils sont de jeu; ils brûlent mon pauvre coeur. Mon unique Joséphine, loin de toi il n'est pas de gaieté; loin de toi le monde est un désert où je reste isolé et sans éprouver la douceur de m'épancher. Tu m'as ôté plus que mon âme; tu es l'unique pensée de ma vie. Si je suis ennuyé du tracas des affaires, si j 'en crains l'issue, si les hommes me dégoûtent, si je suis prêt à maudire la vie, je mets la main sur mon coeur : ton portrait y bat, je le regarde, et l'amour est pour mot le bonheur absolu et tout est riant, hors le temps que je me vois absent de mon amie.

 

Par quel art as tu su captiver toutes mes facultés, concentrer en toi mon existence morale ? C'est une agonie, ma douce amie, qui ne finira qu'avec moi. Vivre pour Joséphine, voilà l'histoire de ma vie. J'agis pour arriver près de toi; je me meurs pour t'approcher. Insensé! le ne m'aperçois pas que je m'en éloigne. Que de pays, que de contrées nous séparent! Que de temps avant que « tu lises ces caractères, faibles expressions d'une âme où tu règnes! Ah! mon adorable femme ! je ne sait quel sort m'attend; mais s'il m'éloigne plus longtemps de toi, il me serait insupportable; mon courage ne va pas jusque là. Il tut un temps où je m'enorgueillissais de mon courage, et quelquefois, en jetant les yeux sur le mal que pourraient me faire les hommes, sur le sort que pourrait me réserver le destin, je fixais les malheurs les plus inouïs sans froncer le sourcil, sans me sentir étonnéonné. Mais aujourd'hui, l'idée que ma Joséphine peut être malade, et surtout la cruelle, la funeste pensée qu'elle pourrait m'aimer moins, flétrit mon âme, arrête mon sang, me rend triste, abattu, ne me laisse pas même le courage de la fureur et du désespoir. Je me disais souvent jadis : les hommes ne peuvent rien à celui qui meurt sans regret; mais aujourd'hui, mourir sana être aimé de toi, mourir sans cette certitude, c'est le tourment de l'enfer, c'est l'image vive et frappante de l'anéantissement absolu. Il me semble que je me sens étouffé. Mon unique compagne, toi que le sort a destinée pour faire avec moi le voyage pénible de la vie, le jour où je n'aurai plus ton cur sera celui où la nature sera pour moi sans chaleur et sans végétation... Je m'arrête, nia douce amie; mon âme est triste, mon corps est fatigué, mon esprit est alourdi; les hommes m'ennuient. Je devrais bien les détester, ils m'éloignent de mon coeur.

 

 

Je suis à Port Maurice, près Oneille; demain, je suis a Albenga. Les deux armées se remuent; nous cherchons à nous tromper. Au plus habile la victoire. Je suis assez content de Beaulieu, il manoeuvre bien; il est plus fort que son que son prédécesseur. Je le battrai, j'espère de la belle manière. Sois sans inquiétude; aime moi comme tes yeux; mais, ce n'est pas assez, comme toi, plus que toi, que ta pensée, ton esprit, ta vie, ton tout. Douce amie, pardonne moi, je délire; la nature est faible pour qui sent vivement, pour celui que tu animes.

 

A Barras, Sucy, Mme Tallien, amitié sincère; à Mme,, Château Renard, civilités d'usage; à Eugène et Hortense, amour vrai.

 

 

Et la suite :

 

Albenga, 16 germinal an VIII (5 avril 1796). ,

 

 

Il est une heure après minuit, l'on m'apporte une lettre; elle est triste, mon âme est affectée, c'est la mort de Chauvet. Il était commissaire ordonnateur en chef de l'armée; tu l'as vu chez Barras. Quelquefois, mon amie, je sens le besoin d'être consolé; c'est en t'écrivant à toi seule, dont la pensée peut tant influer sur la situation morale de mes idées, à qui il faut que j'épanche mes peines. Qu'est ce que l'avenir ? qu'est ce que le passé ? qu'est ce que nous ? quel fluide magique nous environne et nous cache les choses qu'il nous importe le plus de connaître ? Nous naissons, nous vivons, nous mourons au milieu dit merveilleux. Est il étonnant que les prêtres, les astrologues, les charlatans, aient profité de ce penchant, de celle circonstance singulière, pour promener nos idées et la diriger au gré de. leurs passions ? Chauvet est mort; il ni était attaché, il eût rendu et la Patrie (les servi . ces essentiels. Son dernier mot a été qu'il partait pour me joindre. Mais oui; je vois son ombre, il erre donc là, partout, il siffle dans l'air; son âme est dans laie nuages, il sera propice à mon destin. Mais, Insensé, je verse des pleurs sur l'amitié, et qui me dit quo déjà je n'en aie à verser d'irréparables ? Âme de mon existence, écris moi tous les courriers, je ne saurais vivre autrement! Je suis ici très occupé; Beaulieu remue son armée, nous sommes en présence. Je un peu fatigué, je suis tous les soirs à cheval. Adieu adieu, adieu; je vais dormir, à toi; le sommeil ma console, il te place à mes côtés, je te serre dans mes bras. Mais au réveil, hélas! je me trouve à trois cents lieues de toi 1 Bien des choses à Barras, à Tallien,et à sa femme.

 

Voici une lettre d'un autre ton, plus brève, où apparaissent le don et le goût du commandement civil :

 

 

A Fouché, ministre de la police, Fontainebleau,

5 novembre 1807.

 

Monsieur Fouché, depuis quinze jours, il me revient, de votre part, des folies ( Fouché répandait le bruit d'un divorce prochain entre Napoléon et Joséphine ). Il est temps que vous y mettiez un terme et que Vous cessiez de vous mêler, directement et indirectement, d'une chose qui ne saurait vous regarder d'aucune manière. Telle est ma volonté.

 

Un troisième ton que voici, reviendra souvent, comme une justification, au nom de la Liberté (?), de toute la période ascensionnelle de Bonaparte.

 

 

ALLOCUTION AU DIRECTOIRE

 

 

Paris, 20 frimaire an VI (10 décembre 1797).

 

 

Le peuple français, pour être libre, avait les rois à combattre.

 

 

Pour obtenir une constitution fondée sur la raison, il avait dix huit siècles de préjugés à vaincre.

 

 

La Constitution de l'an III, et vous, vous avez triomphé de tous ces obstacles.

 

La religion, la féodalité et le royalisme ont successivement, depuis vingt siècles, gouverné l'Europe; mais de la paix que vous venez de conclure, date lère des gouvernements représentatifs.

 

 

Vous êtes parvenus à, organiser la grande nation dont le vaste territoire n'est circonscrit, que parce que la nature en a posé elle même les limites.

 

Vous avez fait plus.

 

 

Les deux plus belles parties de l'Europe, jadis si célèbres par les arts, les sciences et les grands hommes dont elles furent le berceau, voient avec les plus grandes espérances le génie de la liberté sortir des tombeaux de leurs ancêtres.

 

Ce sont deux piédestaux   affreux ces « piédestaux »   sur lesquels les destinées vont placer deux puissantes nations.

 

 

J'ai l'honneur de vous remettre le traité signé à Campo Formio, et ratifié par S. M. l'Empereur.

 

La paix assure la liberté, la prospérité et la gloire de la République.

 

 

Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur les meilleures lois organiques, l'Europe entière deviendra libre.

 

De ces trois tons, le premier est sincèrement amoureux et prouve une grande naïveté et l'ignorance où était Bonaparte du véritable caractère de Joséphine, rouée du Directoire, chauffée au soleil (les tropiques. Le deuxième ton est celui du maître à un sous ordre méprisé et dont il se méfie. Le troisième enfin est déjà officiel et, par la suite, deviendra comique. Car l'ambition, dans sa démesure, et augmentée par le succès, gagne aisément la zone burlesque, toujours voisine de la zone tragique. C'est ce que Rabelais a bien exprimé au chapitre pantagruélique des conseillers de Picrochole en fait Charles Quint. De la raillerie appliquée à ma personne, Bonaparte ne se doute pas et c'est Ce qui donne au Mémorial un accent tout particulier, (lui, il importe que ses multiples erreurs et gaffes aient été prévues et voulues par lui et qu'il n'ait péché, au long de sa carrière bouillonnante, que par excès de mansuétude. Un Mémorial n'est intéressant que si son auteur dit de lui même à l'occasion : «  le reconnais m'être amèrement trompé, voici comment et voici pourquoi. » Bonaparte aimait éperdument son rêve imaginatif, dont l'ombre s'allongeait toujours devant lui, le fascinant, lui le fascinateur Il disait : « Mon imagination est morte à Saint Jean d'Acre. » Non seulement à Saint Jean d'Acre, mais à chaque tournant de sa fabuleuse et médiocre existence   quoi qu'en aient pensé ses zélateurs  il naissait et mourait continuellement en lui une image de réussite totale, une sorte d'éblouissant, et de plus en plus éblouissant soleil.

 

 

Pourquoi « fabuleuse »? Par sa promptitude. La Parque tira pour lui son fil, dans un sens, puis dans l'autre, à toute vitesse, accumulant les banco, puis les ratés. Pourquoi «médiocre »? Parce que tournée invariablement vers soi même, vers sa personnalité dévorante et les siens. Il eut, ce conquérant aux visées illimitées, la manie du moi et c'est ce qui nous fait rire à distance, d'un rire seulement limité par la pyramide de cadavres amoncelés, pour quel objet : on l'a dit bien souvent : la politique se juge au résultat. Quel fut il ? Trafalgar et Waterloo.

 

 

Comment les contemporains purent ils garder leur sérieux devant les premières proclamations de Bonaparte, faites sur ce ton grandiloquent, qui lui venait de la Révolution, par dessus les épouvantes de la Terreur et les folies du Directoire? Les hommes d'esprit avaient ils donc disparu de chez nous? On le croirait en lisant cet appel daté de Toulon, le 21 floréal an VI (10 mai 1798) aux soldats de Terre et de Mer de l'armée de la Méditerranée :

 

 

Soldats ! Vous êtes une des ailes de L'armée d'Angleterre ; vous avez fait la guerre des montagnes, dis plaines et des sièges : il vous reste à faire la guerre maritime.

 

Les légions romaines, que vous avez quelquefois imitées, mais pas encore égalées, combattaient Carthage tour et tour, sur cette mime mer et aux plaines de Zama.

 

 

La victoire ne les abandonna jamais, parce que constamment elles turent braves, patientes à supporter la fatigue, disciplinées et unies entre elles.

 

Soldats, l'Europe a les yeux sur vous.

 

 

Vous avez de grandes destinées à livrer, des dangers, des fatigues à vaincre. Vous ferez plus que vous n'avez tait pour la prospérité de la Patrie, le bonheur des hommes et votre propre gloire.

 

Soldats matelots, fantassins, canonniers ou cavaliers, soyez unis; souvenez vous que, le jour d'une bataille, vous avez besoin les uns des autres.

 

 

Soldats matelots, vous avez été jusqu'ici négligés. Aujourd'hui la plus grande sollicitude de la République est pour vous. Vous serez dignes de l'armée dont vous faites partie.

 

Le génie de la liberté, qui a rendu la République, dès sa naissance, l'arbitre de l'Europe, veut qu'elle le soit des mers et des contrées les plus lointaines.

 

 

Officiers et soldats 1 il y a deux ans que je vins vous commander; à cette époque vous étiez dans la rivière de Gênes, dans la plus grande misère, manquant de tout, ayant sacrifié jusqu'à vos montres pour votre subsistance; je vous promis de taire cesser vos misères, je vous conduisis en Italie; là, tout vous / fut accordé... Ne vous ai je pas tenu parole ? Eh bien apprenez que vous n'avez point encore assez fait pour la Patrie, et que la Patrie n'a point encore assez tait pour vous. Je vais actuellement vous mener dans un pays où par vos exploits futurs vous surpasserez ceux qui étonnent aujourd'hui vos admirateurs, si rendrez à la Patrie des services qu'elle a droit d'attendre d'une armée d'invincibles.

 

Je promets à chaque soldat qu'au retour de cette expédition, il aura à sa disposition de quoi acheter six arpents de terre. Vous allez courir de nouveaux dangers; vous les partagerez avec vos frères les marins. Cette arme jusqu'ici ne s'est pas rendue redoutable à nos ennemis; leurs exploits n'ont point égalé les vôtres; les occasions leur ont manqué; mais le courage des marins est égal au vôtre : leur volonté est celle de triompher; ils y parviendront avec vous. Communiquez leur cet esprit invincible qui partout vous rendit victorieux; secondez leurs efforts; vivez à bord avec cette intelligence qui caractérise les hommes purement animés et voués au bien de la même cause : ils ont, comme vous, acquis des droits à la reconnaissance nationale dans l'art difficile de la marine. Habituez-vous aux manuvres de bord; devenez la terreur de vos ennemis de terre et de mer; imitez en cela les soldats romains, qui surent à la lois battre Carthage en plaine et les Carthaginois sur leurs /lottes.

 

 

BONAPARTE.

 

Cet « ayant sacrifié jusqu'à vos montres pour votre subsistance » eût, en d'autres temps, soulevé une hilarité inextinguible. Cependant il enflamma les âmes et, vu le détraquement des esprits, apparut comme le comble du beau dans le miroir de la liberté. Quelle liberté? Voilà ce qu'il eût fallu savoir, mais le petit capitaine corse eût été bien incapable de définir cette jeune déesse nouvelle, dont il allait s'affirmer le lévite et le propagateur, en versant des torrents de sang français : « Le génie de la liberté qui a rendu la République, dès sa naissance, l'arbitre de l'Europe, veut qu'elle le soit des mers et des contrées les plus lointaines. » Sous mille formes, en mille circonstances, Bonaparte, grisé par la fortune etcirconstances, Bonaparte, grisé par la fortune et se sentant devenu un dieu, va reprendre ce thème par lequel il prélude à son despotisme, abu sant ainsi de la naïveté de ses concitoyens, auxquels la Révolution a tourneboulé la cervelle.

 

« Ayez pour les cérémonies que prescrit l'Alcoran, pour les mosquées, la même tolérance   !   que vous avez eue pour les couvents, pour les synagogues, pour la religion de Moïse et de Jésus-Christ. » De 1789 à 1795 les exemples de cette mansuétude ne manquent pas. Elle dissimulait, et bien mal, un mépris foncier pour la religion et ses préoccupations spirituelles que commande le non occides. La religion aux yeux de cet homme sans pitié, et pour qui l'humanité n'était qu'un mot, demeurait, quant au chef, quant à l'élu de la fortune, une commodité sociale, un cabotinage supérieur. La suite des événements devait le démontrer. Comme beaucoup de gens ici bas, Bonaparte ne croyait qu'à ce qu'il voyait et n'admettait pas que «l'espace invisible fût peuplé d'âmes et de démons ». « Si Dieu existait, je le verrais », répétait, Clemenceau, et tous les esprits tyranniques« sont généralement de cet avis.

 

Bonaparte vit par cycles, aime par cycles, ordonne par cycles, définit par cycles et se repose d'un ordre dans un autre. Pour mieux nous en rendre compte reprenons la ritournelle Joséphine, en deux parties à quelques jours de distance :

 

A JOSÉPHINE

Cadiero, 23 brumaire an V

 

(13 novembre 1796).

 

 

Je ne t'aime plus du tout; au contraire, je te déteste. Tu es une vilaine, bien gauche, bien bête, bien cendrillon. Tu ne m'écris pas du tout, tu n'aimes pas ton mari; tu sais la plaisir que tes lettres lui font, et tu ne lui écris pas six lignes jetées au hasarde;es au hasard ! Que faites vous donc toute la journée, madame ? Quelle affaire si importante vous ôte le temps d'écrire à votre bien bon amant ? Quelle affection étouffe et met de côté l'amour, le tendre et constant amour que vous lui avez promis ? Quel peut être ce merveilleux, ce nouvel amant qui absorbe tous vos instants, tyrannise vos journées et vous empêche de vous occuper de votre mari ? Joséphine, prenez y garde, une belle nuit les portes enfoncées, et me voilà. En vérité, je suis inquiet, ma bonne amie, de ne pas recevoir de tes nouvelles; écris moi vite quatre pages, et de ces aimables choses qui remplissent mon cur de sentiment et de plaisir. J'espère qu'avant peu je te serrerai dans mes bras, et je te couvrirai d'un million de baisers brûlants comme sous l'Équateur.

 

 

Vérone, 29 brumaire an V (19 novembre 1796).

 

Enfin, mon adorable Joséphine, je renais; la mort n'est plus devant mes yeux. et la gloire et l'honneur sont encore dans mon cur : l'ennemi est battu à Arcole. Demain, nous réparerons la sottise de Vaubois qui a abandonné Rivoli. Mantoue, dans huit jours, seit jours, sera à nous, et je pourrai bientôt dans tes bras le donner mille preuves de l'ardent amour de ton mari. Dès l'instant que je le pourrai, je me rendrai à Milan; le suis un peu fatigué.

 

 

J'ai reçu une lettre dEugène et d'Hortense; ces enfants sont charmants.

 

Comme toute ma maison est un peu dispersée, du moment que tout m'aura rejoint, je te les enverrai.

 

 

Nous avons fait cinq mille prisonniers et tué au moins six mille hommes aux ennemis; adieu, mon adorable Joséphine; pense à moi souvent. Si tu cessais d'aimer ton Achille, ou si ton coeur se refroidissait pour lui, tu serais bien affreuse, bien injuste.

 

On remarquera la netteté des réflexes amoureux de l'absence, et le dessin, ici et là accentué, des souvenirs érotiques. A cette époque initiale de la gloire, aucune confusion mentale, aucun chevauchement.

 

 

Vérone, 1er frimaire (21 novembre 1796).

 

Je vais me coucher, ma petite Joséphine, le cur plein de ton ' adorable image, et navré de douleur de rester tant de temps loin de toi; mais j'espère que dans quelques jours je serai plus heureux, et que je pourrai à mon aise te donner les preuves de l'amreuves de l'amour ardent que tu m'as inspiré... Tu ne m'écris plus, tu ne penses plus à ton bon ami, cruelle femme! ne sais tu pas que sans toi, sans ton cur, ton amour, il n'est pour ton mari ni repos, ni bonheur, ni vie. Bon Dieu, que je serais heureux si je pouvais assister à l'aimable toilette; une petite épaule, un petit sein blanc, élastique, bien ferme, par dessus cela une petite mine avec le mouchoir à la créole à croquer. Tu sais bien que je n'oublie pas les petites visites, tu sais bien la petite forêt noire. Je lui donne mille baisers et j'attends avec impatience le moment d'y être. Tout à toi; la vie, le bonheur, les plaisirs ne sont que ce que tu les fais. Vivre dans une Joséphine, c'est vivre dans l'Élysée. Baisers à la bouche, aux yeux, sur l'épaule, au sein, partout, partout!

 

 

(L'Intermédiaire des chercheurs et des curieux, 10 décembre 1906.)

 

Mais le bon républicain, le chanteur de la Marseillaise, pour l'anniversaire d'une belle journée, va reprendre la place de l'amant enfiévré. Il s'agit de retrouver le bonhver le bonheur perdu, ce qui nia jamais été une petite affaire; soldats, je suis content de vous et je le serai plus encore :

 

A L'ARMÉE

Milan, 26 messidor an V (14 juillet 1797).

 

 

Soldats, c'est aujourd'hui l'anniversaire du 14 juillet. Vous voyez devant vous les noms de nos compagnons d'armes morts au champ d'honneur pour la liberté de la Patrie; ils vous ont  donné l'exemple. Vous vous devez tout entiers à la République; vous vous devez tout entiers au bonheur de trente millions de Français; vous vous devez tout entiers à la gloire de ce nom qui a reçu un nouvel éclat par vos victoires.

 

Soldats, je sais que vous êtes profondément affectés des malheurs qui menacent la Patrie; mais la Patrie ne peut courir de dangers réels. Les mêmes hommes qui l'ont tait triompher de l'Europe coalisée sont là. Des montagnes nous séparent de la France; vous les franchiriez avec la rapidité de l'aigle, s'il le fallait, pour maintenir la Constitution, défendre la liberté, protéger le gouvernement et les républicains.

 

 

Soldats, le gouvernement veille sur le dépôt des lois qui lui est confié. Les royalistes, dès l'instant qu'ils se montreront, auront vécu. Soyeacute;cu. Soyez sans inquiétude, et jurons par les mânes des héros qui sont morts à côté de nous pour la liberté, jurons sur nos nouveaux drapeaux :

 

GUERRE IMPLACABLE AUX ENNEMIS DE LA RÉPUBLIQUE ET DE LA CONSTITUTION DE L'AN III!

 

 

Au lendemain exactement du 18 brumaire, un peu de philosophie politique ne messied pas, et Bonaparte y va de son couplet pour la presse sur l'alternance, en temps trouble, de la Révolution sacrosainte et de la méchante réaction. Là intervient le côté prudhommesque de ce Tartufe, avec une série d'axiomes particulièrement réjouissants dans la bouche de celui qui se fout, jusqu'au dernier gouffre en profondeur, de la Justice, de la Liberté, de la Charité. Il se croit éperdument capable de surmonter tous les obstacles de la morale privée et publique ainsi que de la simple humanité. L'orgueil le remplit jusqu'au bord et son honneur personnel - en fait simple intérêt personnel - reflète, telle une boule de jardin, l'honneur de l'humanité tout entière. Songez donc, on a voulu l'assassiner! Et c'eût été assassiner non seulement leulement la République, mais la France :

 

ARTICLE RÉDIGÉ PAR BONAPARTE POUR LES JOURNAUX

 

Palais du Luxembourg, 19 brumaire an VIII (10 novembre 1799), à minuit.

 

Le cercle des révolutions diverses dont se compose l'ensemble de notre Révolution présente une telle succession d'événements, presque toujours accompagnés de réactions, qu'il semble désormais établi que toute action suppose réaction et que déjà même on se hasarde à prononcer ce mot funeste. On conçoit bien mal alors la journée du 18 brumaire; on en dénature le caractère; on méconnaît l'empire des temps auxquels enfin nous sommes arrivés.

 

 

Que, durant la tourmente révolutionnaire, on ait agi et réagi aussitôt, c'est ce qu'il est facile d'expliquer; il n'existait pas d'accord entre les idées et les institutions; et tout, dans le monde politique comme dans le monde physique, est soumis à cette loi de la nature, qui veut que les événements se balancent et s'équilibrent mutuellement Cet équilibre une fois rompu, il n'y a plus que choc, déchirement et chaos, jusqu'à ce que les deux bassins de la balance, se pondérant également, reprennent leur assiette. Ainsi, depuis 89 jusqu'à 92, la idées et les institutions ne se balançant plus, n'étant plus de niveau, nous avons vu l'action et la réaction constante de la liberté contre le despotisme, et du despotisme contre la liberté, de l'égalité contre le privilège, et du privilège contre l'égalité

 

La déclaration royale du 23 juin fut la réaction de la réunion des trois ordres; la nuit du 4 août tut la réaction du 23 juin. Le triomphe des nouvelles idées sur les vieilles institutions fut enfin décidé par le 10 août; mais les vieilles idées luttèrent à leur tour contre les institutions nouvelles. Si des âmes généreuses s'étaient élevées jusqu'à la pensée de la République, elles laissaient toutefois, bien loin derrière elles, des esprits tardifs ou indociles; et des souvenirs, des sentiments, des préjugés monarchiques se réinterposèrent entre le gouvernement nouveau et le gouvernement passé. On agit et on réagit donc encore; et l'action, comme la réaction, prenant un caractère d'autant plia violent que les passions étaient plus exaspérées, tous deux exercèrent à la fois leur force contre les idées et contre les personnes. Contre les personnes plus de garantie pour la sûreté individuelle; on vit la vengeance punie par la vengeance, le crime par le crime. Contre l'idée, plus de principe sans atteinte.

 

 

Napoléon était il craintifs ? A t il eu peur? De nombreux faits portent à le croire. Cependant, à 1 certaines heures, il a risqué le tout pour le tout, avec une sorte de détachement, alors qu'il envisageait froidement   Octave Aubry a raconté comment il avait tenté de se suicider.

 

Ne quittons pas le 18 brumaire où il eut si chaud et où, privé de Lucien, il aurait ou encore plus   chaud sans citer cette petite proclamation, en vérité assez moche :

 


[1]Ces textes et les suivants sont extraits du recueil publié, sous ce titre, Napoléon, par le Mercure de France (1938) avec une notice de J. G. Prod'homme.

 

Publié dans Histoire

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