Chapitre VI Des Emigrés en général

Publié le par Lux

Nous trouvons dans les pamphlets du jour beaucoup d'aigreur contre cette classe de Français malheureux, et toujours le triste sujet de la mort du roi revient au milieu de ces plaintes : " Ce sont les émigrés qui ont tué le roi ; ce sont les émigrés qui nous rapportent des fers ; ce sont eux qui accusent de tous les crimes les hommes amis de la liberté : il faut avoir été Vendéen, Chouan, Cosaque, Anglais, pour être bien accueilli à la cour : et pourtant qu'a fait la noblesse, qu'a fait le clergé pour le roi ? etc.

 

 

On dit qu'un homme est la cause de la mort de son ami lorsque cet homme, jugeant mal d'un événement, a choisi pour sauver son ami, un moyen qui ne l'a pas sauvé ; mais s'est-on jamais imagine de prendre à la lettre cette expression hyperbolique ? A-t-on jamais comparé sérieusement le meurtrier réel d'un homme avec l'ami de cet homme ? Pour soutenir une cause qu'il eût mieux valu ne pas rappeler, comment un esprit éclairé n'a-t-il pu trouver que ce misérable sophisme ?

 

 

L'émigration était-elle une mesure salutaire ou funeste ? On peut avoir sur ce point différentes opinions. Il faudrait d'abord savoir si cette mesure n'était point forcée ; si des hommes insultés, brûlés dans leurs châteaux, poursuivis par les piques, traînés à l'échafaud, ne se sont point vus contraints d'abandonner leur patrie ; si, trouvant dans les champs de leur exil des princes proscrits comme eux, ils n'ont pas dû leur offrir leurs bras. Ceux qui leur font un crime aujourd'hui d'être sortis de France ne savent-ils pas, par leur propre expérience, qu'il y a des cas où l'on est obligé de fuir, de s'échapper la nuit pardessus des murs, et d'aller confier sa vie à une terre étrangère ? Peuvent-ils nier la persécution ? Les listes n'existent-elles pas ? ne sont-elles pas signées ? Une seule de ces listes ne se monte-t-elle pas à quinze ou dix-huit mille personnes, hommes, femmes, enfants et vieillards ?

 

 

Ferons-nous valoir une autre raison de la nécessité de l'émigration ? Ce n'est pas une loi écrite, mais c'est le droit coutumier des Français : l'honneur. Partout où on le place, cet honneur, à tort ou à raison, il oblige. Quand on veut raisonner juste, il faut se mettre à la place de celui pour qui on raisonne. Une fois reconnu qu'un gentilhomme devait aller se battre sur le Rhin, pouvait-il n'y pas aller ? Mais par qui reconnu ? Par le corps, par l'ordre de ce gentilhomme. L'ordre se trompait. Soit : il se trompait comme ce vieux roi de Bohême qui, tout aveugle qu'il était, voulut faire le coup de lance à Crécy, et y trouva la mort. Qui l'obligeait à se battre, ce vieux roi aveugle ? L'honneur : toute l'armée entendra ceci.

 

 

Qu'a fait la noblesse pour le roi ? Elle a versé son sang pour lui à Haguenau, à Weissembourg, à Quiberon ; elle supporte aujourd'hui pour lui la perte de ses biens. L'armée de Condé, qui, sous trois héros, combattait à Berstheim en criant vive le roi ! ne le tuait pas à Paris [M. le duc de Bourbon fut blessé d'un coup de sabre dans cette brillante affaire et un boulet de canon pensa emporter à la fois les trois héros. (N.d.A.)] .

 

 

Mais en restant en France, les émigrés auraient sauvé le roi . Les royalistes anglais, qui ne sortirent point de leur pays, arrachèrent-ils à la mort leur malheureux maître ? Est-ce aussi Clarendon et Falkland qui ont immolé Charles, comme Lally-Tolendal et Sombreuil ont égorgé Louis ?

 

 

Qu'a fait le clergé pour le roi ? Interrogez l'église des Carmes, les pontons de Rochefort, les déserts de Sinnamary, les forêts de la Bretagne et de la Vendée , toutes ces grottes, tous ces rochers où l'on célébrait les saints mystères en mémoire du roi-martyr ; demandez-le à tous ces apôtres qui, déguisés sous l'habit du laïque, attendaient dans la foule le char des proscriptions pour bénir en passant vos victimes ; demandez-le à toute l'Europe, qui a vu le clergé français suivre dans ses tribulations le fils aîné de l'Eglise, dernière pompe attachée à ce trône errant, que la religion accompagnait encore lorsque le monde l'avait abandonné. Que font-ils aujourd'hui ces prêtres qui vous importunent ? Ils ne donnent plus le pain de la charité, ils le reçoivent. Les successeurs de ceux qui ont défriché les Gaules, qui nous ont enseigné les lettres et les arts, ne font point valoir les services passés ; ceux qui formaient le premier ordre de l'Etat sont peut-être les seuls qui ne réclament point quelque droit politique ; sublime exemple donné par les disciples de celui dont le royaume n'était pas de ce monde ! Tant d'illustres évêques, doctes confesseurs de la foi, ont quitté la crosse d'or pour reprendre le bâton des apôtres. Ils ne réclament de leur riche patrimoine que les trésors de l'Evangile, les pauvres, les infirmes, les orphelins, et tous ces malheureux que vous avez faits.

 

 

Ah ! qu'il faudrait mieux éviter ces récriminations, effacer ces souvenirs, détruire jusqu'à ces noms d'émigrés, de royalistes, de fanatiques, de révolutionnaires, de républicains, de philosophes, qui doivent aujourd'hui se perdre dans le sein de la grande famille ! Les émigrés ont eu peut-être leurs torts, leurs faiblesses, leurs erreurs ; mais dire à des infortunés qui ont tout sacrifié pour le roi que ce sont eux qui ont tué le roi, cela est aussi trop insensé et trop cruel ! Et qui est-ce qui leur dit cela, grand Dieu !

 

 

Les émigrés nous apportent des fers . On regarde, et l'on voit d'un côté un roi qui nous apporte une Charte, telle que nous l'avions en vain cherchée, et où se trouvent les bases de cette liberté qui servit de prétexte à nos fureurs ; un roi qui pardonne tout, et dont le retour n'a coûté à la France ni une goutte de sang ni une larme ; on voit quelques Français qui rentrent à moitié nus dans leur patrie, sans secours, sans protections, sans amis ; qui ne retrouvent ni leurs toits ni leurs familles ; qui passent sans se plaindre devant leur champ paternel labouré par une charrue étrangère, et qui mangent à la porte de leurs anciennes demeures le pain de la charité. On est obligé de faire pour eux des quêtes publiques : l'homme de Dieu [M. l'abbé Carron. (N.d.A.)] qui les suit comme par l'instinct du malheur est revenu avec eux des terres lointaines ; il est revenu établir parmi nous, pour leurs enfants, les écoles qu'alimentait la piété des Anglais. Il ne manquerait plus, pour couronner l'oeuvre, que d'établir ces écoles dans un coin de l'antique manoir de l'émigré, de lui préparer à lui-même une retraite dans ces hôpitaux fondés par ses ancêtres, et où son bien sert aujourd'hui à donner aux pauvres un lit qu'il n'a plus. Ce n'est pas nous qui faisons cette peinture, ce sont des membres de la chambre des députés qui n'ont point vu dans ces infortunés des triomphateurs, mais des victimes.

 

 

Et ces Vendéens, et ces chouans, à qui tout est réservé , vous importunent de leur faveur, de leur éclat ! Leur pauvreté honorable, leur habit aussi ancien que leur fidélité, leur air étranger dans les palais, ont été pourtant l'objet de vos railleries, lorsque ces loyaux serviteurs sont accourus du fond de la France à la grande, à la merveilleuse nouvelle du retour inespéré de leur roi. Jetons les yeux autour de nous, et tâchons, si nous le pouvons, d'être justes. Par qui la presque totalité des grandes et des petites places est-elle occupée ? Est-ce par des chouans, des Vendéens, des Cosaques , des émigrés, ou par des hommes qui servaient l'autre ordre de choses ? On n'envie point, on ne reproche point les places à ces derniers : mais pourquoi dire précisément le contraire de ce qui est ? Il n'était pas si frappé de la prospérité des émigrés, ce maréchal de France qui a sollicité quelques secours pour de pauvres chevaliers de Saint-Louis : " Car, disait-il noblement, ou il faut leur ôter leur décoration, ou leur donner le moyen de la porter. " Sous l'uniforme Français, il ne peut y avoir que des sentiments généreux.

 

 

Le véritable langage à tenir sur les émigrés, pour être équitable c'est de dire que la vente de leurs biens est une des plus grandes injustices que la révolution ait produites ; que l'exemple d'un tel déplacement de propriétés au milieu de la civilisation de l'Europe est le plus dangereux qui ait jamais été donné aux hommes ; qu'il n'y aura peut-être point de parfaite réconciliation entre les Français jusqu'à ce qu'on ait trouvé le moyen, par de sages tempéraments, des indemnités, des transactions volontaires, de diminuer ce que la première injustice a de criant et d'odieux. On ne s'habituera jamais à voir l'enfant mendier à la porte de l'héritage de ses pères. Voilà ce qu'il y a de vrai d'un côté. Il est vrai, de l'autre, que le roi ni les chambres n'ont pu violemment réparer une injustice par des actes qui auraient compromis la tranquillité de l'Etat ; car enfin on a acheté sous la garantie des lois : les propriétés vendues ont déjà changé de main ; il est survenu des enfants, des partages. En touchant à ces ventes, on troublerait de nouvelles familles, on causerait de nouveaux bouleversements. Il faut donc employer pour guérir cette plaie les remèdes doux qui viennent du temps ; il faut qu'un esprit de paix préside aux mesures que l'on pourra prendre. Le désintéressement et l'honneur sont les deux vertus des Français : avec un tel fonds on peut tout espérer. On dit que le projet du roi est de donner chaque année une somme sur la liste civile pour secourir les propriétaires et favoriser les arrangements mutuels. Le roi est la gloire et le salut de la France.

 

 

 

 

 

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